CHAPITRE 21
Le lendemain à la montagne, au Fort de la Baie,
et sur l’Aire d’Éclosion du Weyr Méridional, 21.10.15
— Je sais ce qui avait été concédé à Toric à l’origine, disait Robinton aux Chefs du Weyr de Benden, devant une chope de klah.
— Le gouvernement de ce qu’il aurait acquis quand les Anciens quitteraient le Weyr Méridional et rien d’autre, dit F’lar. Les juristes pourraient arguer que, les Anciens n’ayant pas encore tous disparus dans l’Interstice, Toric peut continuer à étendre ses possessions.
— Et à s’assurer la fidélité de nouveaux vassaux ? remarqua Robinton.
Lessa le regarda, ruminant la pensée du Harpiste.
— Est-ce la raison pour laquelle il a si facilement accepté tant de fils sans terres ?
Elle eut l’air indigné, puis elle éclata de rire.
— Toric est un homme qu’il faudra surveiller au cours des prochaines Révolutions. Je n’imaginais pas qu’il se révélerait si ambitieux.
— Et clairvoyant, en plus, dit Robinton, légèrement ironique. Il obtient autant par la gratitude que par le don.
— La gratitude a tendance à s’aigrir avec le temps, dit F’lar.
— Il n’a pas la sottise de compter uniquement sur la reconnaissance, dit Lessa avec tristesse.
Puis, regardant autour d’elle, perplexe, elle ajouta :
— Il me semble que je n’ai pas vu Sharra, ce matin.
— Non. Un chevalier-dragon est venu la chercher hier soir. Il y a un malade au… Oh ! s’écria-t-il, consterné. Il n’est pire fou qu’un vieux fou. Pas un instant je ne me suis méfié de ce message. Oui, il se servira de Sharra et de ses autres sœurs. Il a aussi plusieurs filles, pour s’attacher les hommes. Jaxom ne l’entendra pas de cette oreille, je suppose.
— Je l’espère bien, dit Lessa, mécontente. J’approuve son choix, s’il ne s’agit pas de simple reconnaissance pour ses soins…
Elle fit claquer sa langue en mentionnant la reconnaissance.
Robinton éclata de rire.
— Brekke pense, comme Menolly, que l’attachement est sincère et réciproque. Je suis enchanté que vous les approuviez. J’attendais tous les jours qu’il me propose de présenter sa demande. Et c’est d’autant plus urgent à la suite de nos réflexions d’aujourd’hui. Au fait, quoique cela ne concerne pas directement notre propos, Jaxom est retourné à Ruatha hier soir. Pour discuter avec Lytol de sa confirmation de Seigneur Régnant.
— Vraiment ? dit F’lar, aussi agréablement surpris que sa compagne. Poussé par Sharra ? Ou par les piques pas très subtiles que Toric lui a lancées hier ?
— Quelles piques ? dit le Harpiste avec irritation. Cette interdiction de venir au Plateau hier m’a fait manquer beaucoup de choses.
Ramoth et Mnementh claironnèrent, interrompant la discussion.
— Voici N’ton, avec les Maîtres Nicat et Wansor, dit F’lar, se tournant vers Lessa et Robinton en se levant. Laisserons-nous les choses suivre leur cours naturel ?
— C’est généralement la meilleure solution, dit Robinton.
Lessa s’avança vers la porte, un sourire énigmatique aux lèvres.
En plus de Nicat, N’ton avait amené trois compagnons mineurs. F’nor arriva juste après, avec Wansor, Benelek et deux apprentis, apparemment choisis pour leur impressionnant gabarit. Sans attendre l’arrivée de Toric avec D’ram, ils allèrent tous sur le Plateau par l’Interstice et atterrirent aussi près que possible du tumulus » de Nicat. La lumière du jour leur révéla sa fonction – des chiffres et des lettres soigneusement dessinés couvraient le mur du fond, et des animaux fascinants, grands et petits, et ne présentant aucune ressemblance avec aucun animal de Pern, paradaient sur les deux grands murs latéraux.
— Une salle de Harpiste, pour l’enseignement des Premiers Chants et Ballades aux petits, dit le Harpiste, moins déçu que les autres, car cette construction se rattachait à son art.
— Dans ce cas, ajouta Benelek, se tournant vers sa gauche, ce tumulus devait être consacré aux étudiants plus avancés. Si, naturellement, les ancêtres procédaient logiquement et se déplaçaient vers la droite en toute formation circulaire, ajouta-t-il, dubitatif.
Puis, s’inclinant légèrement devant les Chefs du Weyr et les trois Maîtres Artisans, il fit signe à un apprenti, s’éloigna d’un pas décidé, prit une pelle sur la pile et commença à couper l’herbe couvrant l’extrémité intérieure du tumulus choisi.
Lessa attendit que Benelek fût assez éloigné, puis elle éclata de rire.
— Et si les ancêtres le déçoivent, acceptera-t-il de se pencher sur d’autres mystères ?
— Il faut finir de fouiller mon tumulus aujourd’hui, dit F’lar, faisant signe aux autres de prendre aussi une pelle et de l’aider, et essayant d’imiter l’allure décidée de Benelek.
Considérant que les entrées semblaient se trouver aux petits bouts des tumulus, ils abandonnèrent la tranchée originelle du toit. Ramoth et Mnementh déplacèrent obligeamment d’énormes masses de terre. Une porte à glissière apparut bientôt, assez large pour livrer passage à un dragon vert, avec, à côté, une ouverture plus petite.
— La porte des hommes, dit F’lar.
Elle tourna sur des gonds qui n’étaient pas en métal, ce qui ravit et déconcerta Maîtres Nicat et Fandarel. À l’instant où ils ouvraient la petite porte, Jaxom et Ruth arrivèrent. À peine avaient-ils atterri au sommet du tumulus que trois autres dragons surgirent dans le ciel.
— D’ram, dit Lessa, et deux bruns de Benden partis dans le Sud pour l’aider.
— Désolé d’avoir mis si longtemps, Maître Robinton, dit Jaxom, lui tendant un rouleau comme s’il s’agissait d’une babiole sans importance. Bonjour, Lessa. Qu’y a-t-il dans l’édifice de Nicat ?
Le Harpiste rangea soigneusement le rouleau dans sa sacoche, très satisfait de la discrétion de Jaxom.
— Une école pour les petits. Allez jeter un coup d’œil.
— Pourriez-vous m’accorder quelques instants, Maître Robinton ? À moins que…
Du geste, il montra la porte ouverte du petit tumulus qui semblait les inviter à entrer.
— J’attendrai que l’air se soit renouvelé, dit Robinton, qui avait remarqué le regard suppliant de Jaxom et son air préoccupé.
Il entraîna le jeune homme à l’écart.
— Sharra est retenue contre son gré au Fort Méridional par son frère, dit Jaxom à voix basse, dissimulant sa profonde agitation.
— Comment le savez-vous ? demanda Robinton, levant les yeux sur le bronze qui amenait le Méridional.
— Elle l’a dit à Ruth. Toric veut la marier à l’un de ses nouveaux vassaux. Il considère tous les jeunes Seigneurs du Nord comme des inutiles !
Son visage sévère, son œil menaçant lui donnaient, pour la première fois depuis que Robinton le connaissait, une certaine ressemblance avec son père, Fax, ce qui ne déplut pas à Robinton.
— Opinion souvent justifiée, répliqua Robinton, amusé. Qu’avez-vous en tête, Jaxom ? ajouta-t-il, car le jeune homme ne semblait pas d’humeur à plaisanter.
Il ne s’était pas bien rendu compte de la maturité que Jaxom avait acquise au cours des deux dernières saisons.
— J’ai l’intention de la reprendre, dit Jaxom, avec calme et fermeté. Toric a compté sans Ruth, ajouta-t-il en montrant son dragon.
— Vous iriez l’enlever au Fort Méridional ? demanda Robinton, essayant de garder son sérieux, chose assez difficile devant l’attitude romanesque de Jaxom.
— Pourquoi pas ? dit Jaxom, retrouvant soudain son humour. Toric ne s’attend sans doute pas à ce que je passe à l’action. Je fais partie des jeunes Seigneurs inutiles !
— Il pourrait bien passer à l’action le premier, dit Robinton à voix basse.
Toric et son groupe avaient démonté entre deux rangées de tumulus. Laissant ses gens s’organiser, le Seigneur du Fort Méridional s’avança vers Lessa et ses compagnons en ouvrant sa tunique de vol. Il la salua et changea de direction.
— Harpiste, mes hommages, dit-il, saluant courtoisement Robinton de la tête avant de regarder Jaxom.
À la grande satisfaction de Robinton, l’intéressé ne broncha pas et ne tourna même pas la tête vers l’arrivant.
— Vassal Toric, dit-il avec indifférence.
À ce titre, certainement approprié, puisque les autres Seigneurs Régnants de Pern ne l’avaient jamais invité à prendre place avec eux au Conseil, Toric se figea sur place. Fronçant les sourcils, il scruta le visage de Jaxom.
— Seigneur Jaxom, grasseya-t-il d’un ton qui faisait de ce titre une insulte, sous-entendant qu’il n’y avait pas encore droit.
Jaxom se tourna lentement vers lui.
— Sharra m’apprend que vous ne voyez pas d’un bon œil une alliance avec Ruatha, dit-il, remarquant, comme Robinton, la surprise de Toric qui jeta un bref regard vers les lézards de feu assemblés autour de Ruth.
— En effet, petit Seigneur, dit Toric avec un grand sourire. Elle peut trouver mieux qu’un Fort du Nord grand comme un mouchoir de poche. Il souligna les derniers mots avec dédain.
— Qu’est-ce que j’entends, Toric ? demanda Lessa, d’un ton léger mais l’œil sévère, venant se placer à côté de Jaxom.
— Le Vassal Toric a d’autres projets pour Sharra, dit Jaxom, d’un ton plus amusé que contrarié. Selon lui, elle peut trouver mieux qu’un Fort de la taille d’un mouchoir de poche comme Ruatha.
— Je n’avais pas l’intention d’offenser Ruatha, dit vivement Toric, surprenant une lueur de colère dans les yeux de Lessa qui continuait pourtant à sourire.
— Ce qui serait malavisé, étant donné la fierté que m’inspirent la Lignée et le Seigneur actuel de ce Fort, dit-elle d’un ton détaché.
— Vous pouvez reconsidérer la question, Toric, dit Robinton, plus aimable que jamais, mais cherchant à faire comprendre au Méridional qu’il se trouvait sur un terrain très dangereux. Une telle alliance avec l’un des Forts les plus prestigieux de Pern, et si désirée par les deux jeunes gens, aurait pour vous des avantages considérables, j’en suis sûr.
— Et vous attirerait la faveur de Benden, ajouta Lessa, souriant si suavement que Robinton faillit sourire de la fâcheuse posture de Toric.
Toric, dont le sourire s’était estompé, se frictionnait distraitement le menton.
— Il faut en discuter. À loisir, dit Lessa, prenant Toric par le bras. Maître Robinton, vous joindrez-vous à nous ? Ma petite école conviendra admirablement à une conversation confidentielle.
— Je croyais que nous étions là pour déterrer le glorieux passé de Pern, dit Toric avec un rire bon enfant, sans chercher pourtant à dégager son bras.
— Mais rien ne vaut le présent pour discuter de l’avenir, continua Lessa, redoublant de charme. De votre avenir.
F’lar les avait rejoints et marchait à la gauche de Lessa, sans doute informé par Mnementh. Par-dessus son épaule, le Harpiste lança un regard rassurant à Jaxom, mais le jeune homme regardait son dragon.
— Oui, étant donné cette invasion de cadets sans terres et d’ambitieux dans le Sud, dit F’lar avec naturel, nous devons nous assurer que vous avez toutes les terres que vous désirez, Toric. Je voudrais éviter des rivalités sanglantes. Qui seraient, de plus, parfaitement inutiles, car il y a assez de place pour toute cette génération et plusieurs autres.
Toric répondit d’un éclat de rire. Bien qu’il eût réglé son pas sur celui de Lessa, il continuait à donner au Harpiste une impression d’assurance inébranlable.
— Puisqu’il y a tant de place, pourquoi ne devrais-je pas être ambitieux pour ma sœur ?
— Vous avez d’autres sœurs, et nous ne parlons pas de Sharra et de Jaxom pour l’instant, dit Lessa légèrement irritée. F’lar et moi aurions préféré discuter de votre Fort en un endroit plus approprié, dit-elle, embrassant du geste l’antique construction où ils se trouvaient, mais Maître Nicat voudrait régulariser les affaires de son Atelier, le Seigneur Groghe préférerait que ses deux fils n’aient pas des terres adjacentes, sans compter d’autres questions récemment survenues et qui réclament des réponses.
— Des réponses ? demanda poliment Toric, s’appuyant contre un mur et se croisant les bras.
Jusqu’où cette indolence était-elle feinte ? se demanda Robinton. Toric allait-il laisser son ambition subjuguer son bon sens ?
— Par exemple, quelle étendue de terre un seul homme devrait-il gouverner dans le Sud ? dit F’lar, se curant distraitement les ongles de la pointe de son couteau.
Il avait légèrement accentué les mots « un seul ».
— Ah ? À l’origine, il était convenu que je pourrais gouverner toutes les terres que j’aurais acquises à la mort du dernier des Anciens.
— Ce qui, en effet, ne s’est pas encore produit, dit Robinton.
Toric approuva la remarque.
— Je n’insisterai pas sur cette clause, reprit-il avec une légère inclination de tête, puisque les circonstances originelles ont changé. Tandis que mon Fort est désorganisé par une invasion d’hommes sans terres, de mendiants et de petits Seigneurs, je sais de bonne source que d’autres se sont passés de mon aide et ont abordé partout où ils pouvaient mouiller leurs bateaux.
— Raison de plus pour nous assurer que vous n’êtes pas lésé d’un pouce, dit F’lar. Je sais que vous avez envoyé des équipes en exploration. Jusqu’où ont-elles pénétré exactement ?
— Avec l’aide de D’ram et de ses chevaliers-dragons, dit Toric, observant le visage de F’lar pour voir s’il était informé de cette aide inattendue, nous avons étendu notre connaissance du terrain jusqu’au pied de la Chaîne Occidentale.
— Si loin ? dit le chevalier-bronze, surpris et un peu alarmé.
D’après la carte heureusement découverte le matin, Robinton savait que, si les terres s’étendant de la mer à la Chaîne Occidentale étaient immenses, elles ne représentaient pourtant qu’une petite partie du Continent Méridional.
— Et, bien sûr, Piemur a atteint la Grande Baie Désertique à l’ouest, disait Toric.
— Mon cher Toric, comment est-il possible que vous gouverniez tout cela ?
— J’ai installé de petits vassaux pourvus de familles nombreuses sur presque tout le littoral et à des points stratégiques de l’intérieur. Les hommes que vous m’avez envoyés ces dernières Révolutions se sont révélés très industrieux.
Le sourire de Toric avait repris de l’assurance.
— Je suppose qu’ils vous ont juré allégeance en échange de votre générosité initiale ? soupira F’lar.
— Naturellement.
Lessa éclata de rire.
— Quand nous avons fait connaissance à Benden, vous m’aviez fait l’impression d’un homme indépendant et avisé.
— Chère Dame du Weyr, il y a des terres pour tous ceux qui en voudront. Certains petits Forts pourraient se révéler plus précieux que d’autres plus grands, aux yeux de ceux qui savent en apprécier la valeur.
— Je dirai donc que vous aurez largement de quoi vous occuper avec le gouvernement des terres s’étendant de la mer à la Chaîne Occidentale et à la Grande Baie…
Toric se redressa d’un seul coup. À cet instant, Lessa cherchait du regard l’approbation de F’lar à ce qu’elle concédait, si bien que seul Robinton surprit l’étonnement et le violent déplaisir qui se peignirent sur le visage du Méridional. Mais il se ressaisit très vite.
— Jusqu’à la Grande Baie à l’ouest, oui, c’est ce que j’espère. J’en possède des cartes. Au Fort, et, avec votre permission…
Il avait déjà fait un pas vers la porte quand un claironnement de Ramoth le figea sur place. Puis Mnementh se mit à claironner avec elle, et F’lar se plaça devant Toric pour lui barrer le chemin.
— Il est déjà trop tard, Toric.
Regardant les Chefs du Weyr de Benden et le Harpiste marcher vers la petite école en compagnie de Toric, Jaxom, d’un soupir rageur, exprima toute la colère qu’il avait contenue devant les manières humiliantes de Toric.
— Ruatha, un Fort grand comme un mouchoir de poche ? Ruatha, deuxième Fort de Pern par l’ancienneté, et l’un des plus prospères ! Si Lessa n’était pas arrivée, il lui aurait montré…
Jaxom prit une profonde inspiration. Toric avait sur lui l’avantage de la taille et de l’allonge. Le Méridional l’aurait massacré si Lessa, par son intervention, ne l’avait empêché de commettre une folie. Il ne lui était jamais venu à l’idée qu’une alliance avec Ruatha pût déplaire à Toric. Il avait été accablé quand Ruth lui avait transmis le message de Sharra – on l’avait ramenée au Weyr Méridional sous un faux prétexte, et Toric n’approuverait pas pour elle un mariage dans le Nord. Toric ne voulait rien savoir de l’attachement sincère qui la liait à Jaxom. Il avait donc demandé à sa petite reine de ne pas quitter les deux bronzes de Sharra, pour qu’elle ne puisse pas envoyer des messages au jeune homme. Toric ne savait pas que Sharra pouvait parler à Ruth, chose qu’elle avait faite le matin même, dès son réveil. Ce secret semblait amuser Ruth. Dès que le groupe eut disparu dans le petit édifice, Jaxom s’approcha de Ruth. « Vous allez l’enlever au Weyr Méridional ? », avait plaisanté le Harpiste, mais c’était exactement ce qu’il allait faire.
— Ruth, demanda-t-il mentalement avant de le rejoindre, y a-t-il autour de toi des lézards de feu de Toric ?
Non ! Nous allons sauver Sharra ? Où dois-je lui dire de nous attendre ? Nous ne connaissons que l’Aire d’Éclosion au Weyr Méridional. Est-ce que je dois demander des informations à Ramoth ?
— Je préfère ne pas mêler les dragons de Benden à cette équipée. Nous irons à l’Aire d’Éclosion. Finalement, cet œuf nous aura quand même servi à quelque chose, ajouta-t-il, appréciant l’ironie de la situation en sautant sur le cou de Ruth. Transmets-lui l’image, Ruth. Demande-lui si elle peut y aller ?
Elle dit que oui.
Jaxom riait à gorge déployée quand Ruth plongea dans l’Interstice.
Ils arrivèrent de l’est, à basse altitude, exactement comme la première fois, près d’une Révolution plus tôt. Aujourd’hui, pourtant, l’aire de sable chaud était vide. Mais elle ne le resta pas longtemps, car des lézards de feu vinrent bientôt les saluer de joyeux pépiements.
— Ils sont à Toric ? dit Jaxom, se demandant s’il devait démonter pour chercher Sharra.
Elle arrive ! La reine de Toric est avec elle. Va-t’en. Tu m’as mécontenté à surveiller mon amie !
Jaxom n’eut pas le loisir de s’étonner de la colère de son dragon. Sharra, traînant une couverture qu’elle essayait d’entortiller par-dessus sa robe légère, entra sur l’Aire, courant à toutes jambes, l’air anxieux, et, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle se prit le pied dans sa couverture et faillit tomber.
Elle dit que deux hommes de Toric la poursuivent.
Moitié sautant, moitié planant, Ruth s’approcha de Sharra, Jaxom lui tendant les mains pour la hisser sur le cou de Ruth. Deux hommes, l’épée au poing, surgirent sur l’Aire. Mais Ruth décolla aussitôt, poursuivi par leurs jurons impuissants. Le dragon de guet du Weyr Méridional salua Ruth d’un claironnement, et Ruth répondit poliment en prenant de l’altitude.
— Je crois que votre frère a commis une erreur, Sharra.
— Emmenez-moi d’ici, Jaxom. Emmenez-moi à Ruatha ! Je n’ai jamais été si furieuse de ma vie. Je ne veux plus jamais revoir mon frère. Tant de sournoiserie et de traîtrise…
— Il faudra pourtant bien le revoir, car je ne veux pas me cacher. Nous réglerons l’affaire au grand jour aujourd’hui même !
— Jaxom ! s’écria-t-elle, inquiète maintenant, resserrant ses bras autour de sa taille. Il vous tuera en duel.
— Notre affaire ne provoquera aucun duel, Sharra, dit Jaxom en riant. Enveloppez-vous bien dans cette couverture. Ruth va nous faire traverser l’Interstice aussi vite que possible !
— Jaxom, j’espère que vous savez ce que vous faites !
Ruth les ramena au Plateau, claironnant leur arrivée avant l’atterrissage.
— Oh, je suis gelée, ils ont caché ma tenue de vol, s’écria Sharra.
Sur le cou de Ruth, ses jambes nues étaient bleues de froid, et Jaxom se pencha pour les frictionner.
— Et voilà Toric. Avec Lessa, F’lar et Robinton !
— Et les plus grands dragons de Benden !
— Jaxom !
Il y avait de la surprise, mais aussi du respect dans sa voix, et ses bras se resserrèrent autour de sa taille.
Ruth atterrit, et, quand ils eurent démonté, marcha à la gauche de Jaxom, accompagnant les deux amoureux qui allaient rejoindre les autres. Toric n’arborait plus son sourire habituel.
— Toric, où que vous cachiez Sharra sur Pern, nous pourrons la trouver, Ruth et moi ! dit Jaxom, après avoir brièvement salué de la tête les Chefs du Weyr de Benden et le Harpiste.
Le visage fermé, Toric n’annonçait aucune intention de compromis. Ce qui ne surprit pas Jaxom.
— Le lieu et le temps ne constituent pas des barrières pour Ruth. Sharra et moi, nous pouvons aller n’importe où sur Pern, et n’importe quand.
Une petite reine criant piteusement essaya d’atterrir sur l’épaule de Toric, mais il la chassa de la main.
— De plus, les lézards de feu obéissent à Ruth ! N’est-ce pas, mon ami ? dit-il, posant la main sur la crête de Ruth. Dis à tous les lézards de feu présents sur le Plateau de disparaître !
Ruth s’exécuta, ajoutant, devant la vaste prairie soudain désertée par les petites créatures, qu’ils n’avaient pas envie de s’en aller.
Toric fronça les sourcils à cette démonstration. Puis les lézards de feu reparurent. Cette fois, il permit à sa petite reine d’atterrir sur son épaule, mais garda les yeux fixés sur Jaxom.
— Comment connaissez-vous le Weyr Méridional ? On m’avait, dit que vous n’y étiez jamais allé ! s’écria-t-il, se tournant vers F’lar et Lessa, comme pour les accuser de complicité.
— Votre informateur s’est trompé, dit Jaxom, se demandant s’il s’agissait de Dorse. Ce n’est pas la première fois que je reprends au Weyr Méridional quelque chose qui appartient au Nord.
Il entoura d’un bras possessif les épaules de Sharra.
Toric perdit son sang-froid.
— Vous ! s’écria-t-il, tendant le bras vers Jaxom, le visage furieux, outragé, déçu et, finalement, respectueux.
— C’est vous qui avez repris l’œuf ! Vous et ce… mais les images des lézards de feu étaient noires !
— J’aurais été stupide de ne pas assombrir une robe blanche pour une mission nocturne, non ? demanda Jaxom, avec un dédain compréhensible.
— Je savais que ce n’était pas l’un des hommes de T’ron, s’exclama Toric, ouvrant et refermant les poings. Mais vous… Enfin…
L’attitude de Toric changea du tout au tout. Il se remit à sourire, un peu amèrement, en regardant les Chefs du Weyr de Benden et le Harpiste. Puis il éclata d’un grand rire qui emporta toute sa frustration et sa colère.
— Si vous saviez seulement, petit Seigneur, dit-il, pointant farouchement le doigt sur Jaxom, les projets que vous avez anéantis, les… Combien de personnes savaient que c’était vous ? termina-t-il, se tournant vers F’lar et Lessa, l’air accusateur.
— Pas beaucoup, dit Robinton, se demandant si F’lar et Lessa avaient fini par deviner.
— Je le savais, et Brekke aussi. Il en a souvent parlé pendant sa fièvre, dit Sharra, le regardant avec fierté.
— Cela n’a plus d’importance maintenant, dit Jaxom. Ce qui compte, c’est : ai-je votre consentement pour épouser Sharra et faire d’elle la Dame du Fort de Ruatha ?
— Je ne vois pas comment je pourrais vous en empêcher, dit Toric, embrassant d’un geste large les assistants et leurs dragons.
— En effet, car Jaxom ne se trompe pas sur les capacités de Ruth, dit F’lar. On ne doit jamais sous-estimer un chevalier-dragon, Toric.
Puis il sourit, sans adoucir son avertissement implicite.
— Surtout un chevalier-dragon du Nord.
— Je ne l’oublierai pas, dit Toric, d’une voix chagrine.
Un sourire affable reparut sur son visage.
— Surtout dans notre présente discussion. Avant que ces impétueux jeunes gens nous interrompent, nous discutions de l’étendue de mon Fort, n’est-ce pas ? Tournant le dos à Jaxom et Sharra, il fit signe aux autres de le suivre dans le petit édifice.